L'invention des corps de Pierre Ducrozet : une brillante fresque d'évolution

Pierre Ducrozet
Paru chez Actes Sud en août 2017
304 pages

Cette lecture s'inscrit dans le cadre des Explolecteurs de la rentrée littéraire lecteurs.com (dont vous pouvez retrouver l'intégralité des livres chroniqués ici). Et là où Dominique et Karine ont visé juste c'est que ce roman faisait également partie de mes repérages pour cette rentrée littéraire. Autant vous dire que je n'ai pas boudé mon plaisir lorsque j'ai ouvert l'enveloppe. Et bien sûr je l'ai englouti immédiatement.

“ Il avance somnambule dans son cauchemar personnel, il chasse des mains les ombres, les souffles dans son cou, tout ce son corps lui rappelle à chaque mouvement [...] Il ne voit pas comment il pourrait formuler une phrase, développer une pensée, sortir de cette rage dans laquelle il se noie. Il est perdu au monde, il n'est plus d'ici. ”
2014, Álvaro, petit génie de l’informatique, un ancien des Anonymous, est professeur. Peu à l'aise avec les gens, il cherche malgré tout à se trouver une place dans ce pays divisé qu'est le Mexique. Comme chaque année les étudiants montent à Mexico pour la manifestation de soutien à leurs camarades fusillés en 1968. Mais ils n'arriveront jamais jusque là. Ils seront arrêtés à Iguala. C'est à ce moment là que le récit prend une toute autre tournure. Il prend aux tripes. La violence dégueule, nous empoigne. L'écriture de Pierre Ducrozet se veut saccadée, une écriture au souffle coupée par la peur, par ce déchaînement de haine. Les morts gisent, innocents étudiants et professeurs assassinés délibérément par la police.
Álvaro, miraculeux, réchappe au massacre de cette nuit du 26 septembre 2014. Cabossé par les coups et ce qu'il a vu, il décide de quitter le pays coûte que coûte, clandestinement. Arrivé à Los Angeles, il rencontre Parker, un géant de la Silicon Valley, qui s'intéresse de très près à la biologie et plus particulièrement à l'allongement de la vie grâce aux technologies. Si Álvaro espérait mettre ses compétences à profit, il sera en réalité engagé pour jouer le cobaye sous les mains habiles d’Adèle, une jeune femme recrutée pour ses connaissances sur les cellules souches. Quelles expériences vont-elles être faites sur le jeune homme ? Quel est le but réel de ces recherches ? Rapidement on pressent que rien ne se passera comme prévu, qu’un corps même réparé ne peut retirer les souffrances ancrées dans le corps psychique.
“ Un jour ou l'autre, on découvre que tout ce qui semblait constituer notre identité, nos peurs, nos extravagances, nos pensées les plus singulières n'est que bouillie commune usée jusqu'à la corde, que nous n'avons rien d'unique. Nos amours, nos tourments, notre existence ; jolis fac-similés d'une autre vie que la nôtre. ”
« Multi-univers », « rhizome », des mots qui collent parfaitement à ce roman puisque Pierre Ducrozet nous embarque à la fois entre passé, présent et futur, entre Histoire, sciences, transhumanisme et connectivité. C’est une véritable fresque d’évolution qui s’est dessinée sous mes yeux : entre le corps fait de chair, qui emprisonne ce que nous sommes vraiment, les corps scientifiques, le corps araignée qu'est celui du réseau et du monde connecté, le tout sur fond d’immigration et de soif de liberté dans un monde où la violence se déchaîne. 

Si l’auteur cherche à réparer le corps, enveloppe de nos muscles et organes, il cherche aussi à réparer le corps dans sa globalité, en surface, en profondeur. Corps physique, corps abstrait. Le roman pousse à une réflexion géante sur cette représentation des corps, cette imbrication de faits et d'expériences qui définissent l'être physique et communautaire.
“ [...] elle regarde les cellules se dupliquer.
Ballet
Beauté brute des cellules bleues constellées et rondes dans le désert froid des sous-mondes, danse à l’œil nu depuis des millénaires - dans les limbes elle se glisse, splendeur brusque des cavités, des tubes, des artères, elle plonge - le corps n'a pas, lui, à choisir entre le bien ou le mal, il avance, il façonne, il s'efface. ”
Dès les premières pages j’ai eu envie de poursuivre d’une traite ce roman intense, sans reprendre mon souffle comme son héros. Jusqu’à suffoquer sous la lecture de ces pages denses, de ces mots sans cesse en mouvement. Comme son héros.
Incontestablement un excellent roman contemporain qui m'a rappelé certains épisodes de la série Black Mirror, ces mises en parallèle de ces incroyables avancés technologiques au service de l'Homme et de la science. Mais aussi leurs vices et leurs limites, qu’il s’agisse de ceux de l’Homme ou de ceux de la technique. Plus qu'un roman, j'ai entraperçu dans L'invention des corps une réflexion philosophique sur la liberté, le libre arbitre ou encore les désirs.


Une lecture dans le cadre de ma sélection rentrée littéraire 2017 comprenant également : 

Le camp des autres de Thomas Vinau
Pour te perdre un peu moins de Martin Diwo
Système d'Agnès Michaux
Les jouisseurs de Sigolène Vinson
Demain sera tendre de Pauline Perrignon
La ville sans juifs de Hugo Bettauer
Le livre que je ne voulais pas écrire de Erwan Larher
Ces rêves qu'on piétine de Sébastien Spitzer
Et bien d'autres encore ...

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